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Rhino-thriller, une histoire vraie

Photo du rédacteur: Mathieu DauchyMathieu Dauchy

Le point de non-retour varie selon les personnes. Le mien est à environ soixante pas une fois la grille de ma résidence franchie. Au-delà de cette limite, les oublis restent irrésolus, les errements impardonnés. Ce matin, à mon départ pour le travail, mon nez se mit à couler au cinquante-quatrième pas. Au cinquante-cinquième, l’information de cet écoulement s’est mise à parasiter la mécanique de mon avancée. Cinquante-sixième, le reniflement se déclenche. Cinquante-septième, cinquante-huitième, le désagrément contamine tout mon système otorhinolaryngologique. Cinquante-neuvième, l’alerte est donnée. Elle est diffusée dans mon thalamus, qui avertit mon cortex. Il est déjà trop tard. Mon pied droit vient de fouler le point de non-retour, le fameux soixantième pas. Celui qui m’interdit de rebrousser chemin. 


Avant même que ma conscience de proie bactérienne ne s’allume, je plonge ma main droite dans la poche droite de ma veste, la gauche dans la poche gauche. Elles sont terriblement vides. L’espoir réside cependant dans mon usage fainéant de l’habillement, celui qui fait que je porte le même pantalon depuis plusieurs jours. Quatre espoirs, plus exactement : deux poches avant et deux poches arrière, dans lesquelles pourrait gésir un vieux mouchoir usagé dont la collecte récente a séché. Mes doigts, pugnaces, déterminés, savent ce qu’ils vont y trouver : à l’avant droite - la première naturellement explorée, la plus fidèle, la plus intime - mon trousseau de clés. A l’avant gauche, ça ne fait aucun doute, se trouveront mon boîtier d’écouteurs sans fil, ma chiffonnette à lunettes et une boîte de comprimés dont mon usage est le curseur de ma fébrilité. L’inventaire s’avère complet. Rigoureusement, douloureusement complet. 


Au soixante-neuvième pas ne subsistent que deux solutions : mes poches arrière. L’espoir réside donc près de mes fesses, dans ces compartiments déformés par la marche comme la position assise, ces espaces les plus soumis à la pesanteur, les grandes victimes d’une bipédie durement acquise. L’inspection de la poche arrière droite coïncide avec mon soixante-douzième pas. La maison, ce repère, n’est plus qu’un horizon lointain. Je suis un naufragé plongé dans la morve et l’incertitude, mais je ne peux me résoudre à essuyer mon philtrum, ce vestige évolutif mérite mieux qu’un geste aussi fugace que vulgaire. Mon dernier espoir réside donc dans une poche arrière gauche. Mon cerveau a déjà scanné la sensation de frottement de ma fesse gauche sur le tissu de ma paire de jeans et n’a distingué aucun gonflement, aucun signe qu’une relique d’un écoulement précédent pourrait s’y trouver. Mon esprit de résilience force cependant ma main à l’explorer. 


Le constat éclate en une milliseconde : j’ai le nez qui coule et je n’ai pas de mouchoir.


Mes synapses entrent en collision, soufflées par ce bang. La distance n’est plus un paramètre, remplacé par celui du temps. Dans mon désarroi, je reste maître de ce facteur et de la cadence à laquelle mes pas me mènent. Le temps, ce temps, n’est plus au constat mais à l’analyse, à la construction d’une stratégie. Le transport en commun constitue le premier obstacle. L'exiguïté qu’il me promet, la multiplication des faisceaux de regard, bien que souvent dirigés vers le sol, me promettent un procès devant la cour d’arrêt à chaque station. Mon parcours comprend cinq étapes en tramway et dix en métro, soit quinze ans de solitude, un ultra trail du snif et environ quarante minutes de réflexion en quasi apnée, à verrouiller les vannes de mon appendice en contrôlant minutieusement chaque inspiration et chaque déglutition. Le temps ne m’appartient plus, les minutes sont désormais sous la férule du réseau urbain de transport et c’est l’heure de pointe. J’agis comme un marin déterminé à écoper la voie d’eau qui s’est ouverte dans son embarcation, je reste calme et exécute de légers mais réguliers reniflements pour contrôler la fuite, la lutte est microscopique mais cruciale. Tout pris à mon combat, je m’efforce de consacrer une partie de mes ressources à la prospective. Je pourrais simplement demander l’aumône à mes co-voyageurs du quotidien, mais je réside alors en mon for intérieur et la herse a été abaissée. La deuxième solution qui me vient à l’esprit repose sur l’inventaire réalisé précédemment, sur ma chiffonnette pour lunettes précisément. Je suis myope depuis l’adolescence et ai développé une aversion pour la moindre trace d’empreinte digitale qui déformerait ma vision du monde ou trahirait ma perception. Je suis, c’est bien la moindre des addictions que je risque, devenu dépendant du monde soyeux des chiffonnettes, un converti radicalisé des micro-fibres. Ce que j’envisage à cet instant, je ne l’aurais jamais envisagé dans les centaines de mondes parallèles où cette situation se déroule mais je me trouve dans l’unique avatar de l’univers où je sors de chez moi sans un paquet de mouchoirs, moi, l’anticipateur de court terme, l’anxieux du trottoir d’en face. Je complote pour moi seul : une fois arrivé à ma station de destination, remonté à la surface et isolé de la transhumance capitaliste, je pourrai me moucher dans ma chiffonnette. Bien sûr, je projette une fois ce blasphème textile commis de jeter ladite chiffonnette. Dans mon malheur j’ai de la chance, ce n’est pas la plus prestigieuse de ma collection. Cette idée fraie son chemin jusqu’au podium des meilleures solutions à ma problématique mais mon cerveau continue d’évaluer des alternatives, et je garde un semblant de raison dans ce matin glacé.


Je suis déjà de retour dans la rue, à l’approche de mon lieu de travail, quand une autre piste se fait jour. Hors de question d’acheter un paquet de mouchoirs unitaire que les plus cupides buralistes vendent sous couvert de service à la personne. De toute façon, mon itinéraire ne croise aucun bureau de tabac. En revanche, je sais quel infime détour effectuer pour trouver, sur une ligne droite, un Carrefour, City ou Market, les deux devraient faire l’affaire. A force de rebondir dans les potentialités du réel, mon cerveau en oublie la source de son tourment : ce symptôme de rhume qui pourrait dégénérer si trop de matière filante se mettait à envahir ma trachée, à coloniser mes bronches et y installer un califat de la toux sèche. Il faut intervenir avant cette échéance. 


J’ai maintenant atteint les faubourgs de mon lieu de travail. Le temps et l’espace ne sont plus que des mots-clés pour s’orienter dans les podcasts de France Culture. Je sens que j’arrive dans la sphère d’influence du monde des fiches de paie, des réunions et des hiérarchies néo-féodales. Je ne compte pas me moucher dans le powerpoint qu’aurait imprimé un agent zélé, et la possibilité de me soulager à la mano, avec le bitume pour receptacle, a été évacuée dès le premier visage humain croisé. Bientôt, j’aurai échoué, et c’est à du papier toilette simple épaisseur que je devrai mon salut. Quel manque de panache.


Soudain, une lumière surgit : celle d’un commerce de bouche qui m’apparaît comme son adresse jumelle dans l’un des mondes parallèles sus-cités : un commerce de nez. Je vais y entrer, je vais commander à l’homme derrière son comptoir un croissant. Lui payer la somme très exagérée demandée. Le remercier. Et là, ultime acrobatie, résolution éclatante de toute cette péripétie nasale, lui asséner cette tirade : “je me permets de vous prendre une serviette en papier”. La transaction ayant déjà abouti, l’homme ne pourra me refuser cette infime faveur, implicitement contenue dans le troc qui vient d’avoir lieu entre du beurre et l’argent du beurre. C’est ainsi que dans un geste libérateur, je me saisis d’une mince épaisseur de papier, emportant deux ou trois unités de serviettes premier prix. Je regagne la rue, en déplie une comme si je me mettais à la table d’un bon restaurant, la porte à mon visage à deux mains tel un linceul et expulse, grâce à la pression exercée alternativement dans mes voies nasales, le mucus d’un matin d’hiver.




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1 Comment


annedassonville
il y a 4 jours

😂

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